« Si ta mère était... » « Ne me parle pas de ma mère ! » Cet éclat de voix venait de littéralement percer le silence qui jusqu'à maintenant c'était montré plus que pesant. On pouvait lui reprocher tout un tas de choses, lui faire la morale à tout va et la reprendre à multiple reprises ; néanmoins elle refusait catégoriquement d'entendre parler de sa mère. Cette femme n'était plus là, à quoi bon en parler ? Défiant l'homme du regard, Amy n'eut pas besoin d'ajouter quoique ce soit. Cette absence était une souffrance quotidienne, qu'il était bien inutile de lui rappeler. Partagée entre une peine immense et une indescriptible rancune, à l'arrière goût de colère, l'adolescente n'avait pas la force d'affronter ces regards et ces mots. Aujourd'hui, elle était orpheline. Qu'importe la présence de ses grand-parents... Qu'importe l'amour qu'ils pouvaient lui porter... Elle était seule, face à elle-même. Déboussolée, apeurée, perdue ; voilà maintenant deux longues années qu'elle faisait avec. Le temps n'avait pas encore eut raison de son chagrin. Lorsqu'elle fermait les yeux, il lui arrivait de se voir petite fille, dans une robe fleurie, les cheveux attachés et un large sourire sur son visage aux traits angéliques. Elle se remémorait le temps où elle pouvait se réfugier dans les bras de sa mère, oubliant le reste du monde pour une étreinte chaleureuse et protectrice. Étreinte dont elle ne pouvait plus profiter. Elle avait disparue, du jour au lendemain. Telle une colombe sur la scène d'un magicien, tirant sa révérence dans un nuage de fumée... D'ordinaire, on n'y prête pas plus d'attention que cela. A la fin du spectacle, on l'oublie et on ne se questionne pas à son sujet. Ici, c'était différent. Difficile. Elle l'avait abandonné. Aujourd'hui, elle n'avait pas d'autre choix que de faire face à ce monde, parfois plus cruel que juste. Elle y faisait face les pieds bien ancrés dans le sol, la tête haute et les yeux amplis d'audace.
« Pourquoi tu es comme ça, Amy ? » Son grand-père semblait désemparé. Il soupira doucement et passa une main sur son visage fatigué. Une nouvelle convocation provenant du lycée était arrivée par courrier ce matin. Un nouvel excès de la part de sa petite fille chérie. Et ce même regard fermé et triste.
« Et pourquoi pas ? » La brunette esquissa un sourire en coin, trop mince pour être vrai. Il sonnait comme un point final à la conversation. La communication était bel et bien rompue. Leur tournant le dos, Amy quitta la cuisine pour regagner sa chambre, sans un mot. Une larme salée roulait sur sa joue. L'indépendance , au goût amer de solitude, lui tendait les bras.
« Mais t'es sérieuse ?! C'est qui ce mec ? » « Personne. » « C'est qui ce mec ?!! » « Mais personne. Il travaille avec moi. » « Et pourquoi il t'a regardé comme ça ? C'était quoi ce vieux sourire à la con là ?! Il te tringle dans les cuisines ou quoi ?! » « N'importe quoi ! Tu délires ! » Un claquement sec. Une grimace de douleur, alors qu'elle venait plaquer sa propre main sur sa joue das l'espoir d'atténuer la douleur. Franck venait de la gifler, d'un mouvement rapide et haineux. Il la regardait avec mépris alors que non, elle pouvait le jurer, elle n'avait rien fait avec son collègue de travail. Pire ! Amoureuse, elle était incapable de se montrer infidèle, et lui avait déjà pardonné quelques excès de colère. L'affection qu'elle pouvait porter à son petit ami paraissait sans faille. U amour qu'elle avait probablement idéalisé, et qui la faisait désormais déchanter. C'était souvent comme ça, la jeune femme ayant la sale manie de tomber sous le charme d'hommes violents, de vrais brutes. L'effet bad boy au premier abord, qui vous attire... Celui que l'on trouve viril, qui nous maintient fermement... Puis qui se laisse finalement bouffer par une jalousie et un élan de possessivité, qui nous bouscule, nous parle mal, nous frappe... Amy aurait pu partir. Elle aurait dû le faire. Et pourtant, elle se tenait là, face à lui.
« Ne me regarde pas comme ça, Amélia ! » Il en était presque menaçant, alors que le dégoût se lisait dans les grands yeux noisette de la jeune femme. Jusqu'où pouvaient aller ses sentiments ? Ces dernières années, elle les avait passé à se construire. Elle se respectait, et ne pouvait pas en supporter davantage. C'était aller à l'encontre de ce qu'elle était. Jamais elle n'avait plier l'échine, ça n'était pas aujourd'hui que ça allait commencer. Sa fierté était plus forte que le reste.
« Va te faire foutre Franck ! » Récupérant sa veste et son sac, elle ne perdit pas de temps pour quitter la pièce. Il poussa un nouveau cri, brisa un verre contre la porte et lui ordonna de revenir. Mais elle ne l'écouta pas. Désormais elle serait libre.
« Je vous ai dit qu'elle n'était pas là ! » « Vous mentez ! » « Monsieur ! Amélia ne travaille pas aujourd'hui ! » « Amélia ! Amélia ! Je sais que tu es là ! Réponds ! » Franck tapa du poing sur le comptoir. Le fameux Franck, qui derrière ses airs de macho brutal ne parvenait pas à oublier la jolie brune. Il venait de temps en temps... De plus en plus souvent... Jusqu'à épuiser Amy. Elle en arrivait même à se planquer dans l'arrière boutique du café lorsqu'elle le voyait se garer de l'autre côté de la rue.
« Amélia ! » « La ferme ! » Elle venait d'apparaître dans l'encadré de la porte, faisant signe à sa collègue de reprendre son travail.
« Amélia... Bébé... » « Franck, tais-toi... Je ne suis pas ton bébé... Et tu fais peur à la clientèle ! » Prenant soin de rester derrière le comptoir, elle était sur la défensive, comme à chaque visite surprise. Elle se souvenait encore de la fois où il l'avait attrapé par la nuque pour la plaquer sur le mobilier et la forcer à l'écouter sans lui couper la parole. Tous les clients avaient été choqué par la scène, et aujourd'hui encore Amy craignait que cela se reproduise.
« S'il te plait... Je m'excuse pour tout ce que je t'ai fait... » « Je n'en veux pas de tes excuses... Je voudrais que tu me laisses tranquille. » « Amélia ! » La jeune femme sursauta. Il haussait à nouveau le ton, et commençait à lui faire peur.
« Va-t-en... » « Bébé... » Il tapa à nouveau.
« Pars je t'ai dit ! » « ...T'es qu'une belle petite salope ! Vous entendez ? Cette fille n'est qu'une catin ! » Il était complètement malade, il fallait le faire sortir au plus vite. Prenant le risque de passer du côté de la salle, Amy s'avança doucement vers lui pour le pousser jusqu'à la sortie. Mais il s'agitait, parlait de plus en plus fort et l'insultait devant ses clients. Jusqu'à lui attraper le bras et plaquer contre le mur près de l'entrée. Sa seconde main se plaça sur sa gorge, qui serra doucement. Elle le fixait, apeurée. Il lui faisait mal, et la dévisageait avec une telle rage. Cet homme ne pouvait l'aimer. Il n'avait jamais pu éprouver de vrais sentiments, Amy n'y croyait plus du tout. Pas un seul. Pas comme ce qu'elle avait pu nourrir à son égard. Respirer devenait alors difficile, et elle craignait que sa bêtise l'entraîne à l'hôpital ou même pire : au cimetière. Fort heureusement, un homme vint à son secours en se jetant sur ce fou furieux, alors que sa collègue appelait la police.
« T'es malade Franck ! » Sa confiance allait devenir un bien précieux, qu'elle n'offrirait pas à tout le monde.
« Je suis désolé, on oublie ? » En guise de réponse, elle fit une petite moue, comme s'il pouvait la voir... Elle agissait sans réellement se poser de questions, et il avait appris à la connaître. Link devinait le sens de ses gestes, de ses silences... Il était peut-être celui qui la connaissait le mieux. Ainsi, il savait qu'elle avait eu du mal à encaisser leur dispute, malgré tout l'aplomb dont elle pouvait faire preuve. C'était une grande gueule, qui s'emballait bien vite, souvent pour pas grand chose... Elle était impulsive, sanguine, passionnée. Et si elle ne disait rien, c'est qu'elle était à la fois soulagée et touchée. Il n'ajouta rien, lui ouvrant grand ses bras. C'était un appel à la réconciliation. Appel auquel elle ne pouvait que répondre, en venant s'y blottir.
« T'es qu'un nul ! » « Et toi une peste ! » Contrairement aux apparences, cela sonnait presque comme des mots doux. Ces répliques étaient empreintes d'une grande affection ; qu'ils ne s'avouaient qu'à demi-mots. Une certaine pudeur les habitait, animée par un besoin de liberté pour l'une, une peur de reproduire des erreurs passées et de souffrir à nouveau ; et les barrières de l'autre, son handicap, ce qu'il jugeait comme sa faiblesse.
« Toi, je t'ai à l’œil... Et tout le monde ne peut pas en dire autant ici ! » Cette blague d'apparence douteuse fut ponctuée par un éclat de rire léger et cristallin. Elle savait qu'il ne s'en offusquerait pas, et qu'au contraire, il esquisserait un sourire en coin. Son naturel était peut-être ce qui l'amusait le plus chez elle... Du moins, Amy aimait le croire. Que ses maladresses, sa spontanéité, son humour, était un point fort en présence du jeune homme. C'est ainsi que ça fonctionnait entre amis, non ? On se faisait confiance, on s'appréciait et et s'entraînait mutuellement au-delà de nos limites, toujours plus haut. Avec lui, Amy avait l'impression que le ciel n'était plus si loin, qu'en tendant la main et faisant preuve d'un peu d'imagination, elle était capable de l'effleurer du bout des doigts. Cet homme qu'elle avait accosté en pleine rue après avoir supplier tout un tas de passants pour quelques minutes d'attention... Ce même homme qui avait bien voulu l'écouter et lui signer sa pétition... Lui, qui l'avait fait maladroitement sans même qu'elle ne comprenne son handicap... Il avait pris une place si importante dans sa vie. Elle se rappelait de leur première vraie conversation, lorsque prise d'un ennui profond elle s'était emparée de la pétition et de son téléphone. Au départ peu convaincue, elle ne regrettait absolument pas son geste aux vues de ce qu'ils étaiet devenus. Amy était incapable de mettre des mots sur leur relation. Elle avait mal lorsqu'ils se disputaient... Était apaisée lorsqu'ils se posaient pour discuter de tout et de rien... Et rayonnait lorsqu'il la faisait rire.