« Tu as rangé ta chambre ? », me demanda ma mère. Elle passa sa main dans mes cheveux et je dodelinais de la tête comme seule réponse. Nous nous mettions à table à la même heure comme chaque soir. « Cela à l'air délicieux ! » L’illusion de l'enfance était posée devant moi entre mon assiette et mes couteaux. Cela ne me dérangeait en rien de manger les restes de la veille. Je ne m'étais jamais vu « pauvre », car je n'avais manqué de rien. Mes Noëls avaient toujours été joyeux. Je n'avais jamais manqué d'amour comme d'éducation. Enthousiaste. Peut-être trop du haut de mes six ans. J'attaquais avec force la pomme de terre comme un fier combattant quand mon père tapota sur le haut de mon crâne. « Luka ! Le bénédicité. » Je baissais la tête me sentant soudainement si fautif. « Pardon, Papa. » Je joignais mes mains sur la table et commençais à prononcer ces paroles que je connaissais par cœur. « Bénissez-nous, Seigneur, bénissez ce repas, ceux qui l'ont préparé, et procurez du pain à ceux qui n'en ont pas ! Ainsi soit-il ! »

J'étais déjà prêt à me coucher. J'avais fait ma prière du soir et mon père se tenait sur le bord de mon lit. Il me borda et me déposa ce baiser sur le front. Je pensais que je ne serais jamais assez grand pour ce débordement d'affection. Il allait éteindre la lumière et j'avais déjà tout prévu ; la lampe sous le lit le livre sous le duvet et j'avais même subtilisé quelques gâteaux dans la cuisine avant de monter.  Cependant, mon père m'arrêta dans mes projets en me posant cette question qui me glaça le sang. « C'est toi qui as cassé le vase ? » Il me regarda de ses yeux graves et profonds. Je ne l'avais pas fait exprès. Je jouais avec un ami venu à la maison et je l'avais fait tomber. J'avais accusé notre chien. Je me sentais comme un criminel en sursit. « Non, papa. Ce n’est pas moi. » Il passa à nouveau sa main calleuse dans mes cheveux. « Tu le jures sur notre seigneur ? » Je levais ma petite tête d'enfant si impressionnable vers le crucifix planté au-dessus de mon lit. « Oui, Papa ! » Est-ce que j'irais en enfer pour cela ? Je ne pensais pas. J'étais un enfant et j'allais en faire des bêtises, mais aussi en faire des mensonges. Si Dieu était amour, il me pardonnerait, non ?

« Tu m'aimes ? », me demanda Samantha. Nous étions dans mon lit. Nous fixions ensemble la carte du Canada que j'avais fixé au plafond. Je sentais son corps de porcelaine tenter de me recouvrir par ses bras et ses jambes qui s'accrochaient à mes reins. Elle était cette petite chose si fragile. Je ne voulais pas la blesser. Je passais une main dans ses cheveux et je lui répondis cette seule vérité. « Bien sûr que je t'aime. Allez, viens m'embrasser au lieu de dire des bêtises. » Le crucifix au-dessus de mon lit semblait me regarder d'un œil sombre et inquisiteur. Cependant, j'aimais Samantha. Je l'aimais tellement que je ne l'avais pas encore embrassé. Comme si pour nous deux c'était une chose bien plus importante que le sexe (que nous avions déjà franchis). Je posais mes lèvres sur les siennes et une étrange lumière commença à nous éblouir. C'est uniquement en quitter sa bouche au goût de framboise que j'ai compris que cette lumière venait de moi. « Qu'est-ce qui se passe, Luka ? Je me sens... » Elle se convulsa sous les draps. Un flot de souvenirs qui n'était pas les miens commença à m'envahir. Je hurlais à l'aide et mes parents déboulèrent dans ma chambre. « Tu lui as fait quoi, Luka ? » hurla mon père. Je me recroquevillais dans un coin dans ma chambre et secouais ma tête sans m'arrêter comme un dément. « Je n'ai rien fait...Je te jure...Papa...Il faut me croire... » Je sentais toute la culpabilité du monde tomber sur mes épaules. Je ne savais pas comment cela venait d'arriver, mais j'avais volé les souvenirs de ma petite amie. Ma première.

« Qu'est-ce qui se passe, petit Luka ? Je te mets mal à l'aise ? » me demanda Paul alors que je m'étais réfugié dans la cuisine. Rien que sentir son regard sur moi, je fondis littéralement comme le pot de glace que j'avais extirpé du cooler il y a quelques secondes de là. Je le détestai pour cela. Car cela semblait l'amuser de me voir ainsi. Comme l'adolescent complètement perdu dans ses sentiments que j'étais. Perdu, mais nullement muet. « C'est ta tronche de macaque ! Elle me donne la nausée. » Paul explosa de rire et s'approcha pour venir plonger un doigt dans la glace que je mettais réservé. « Délicieux ! » J'avais envie de l'embrasser. Cela, faisait à peine un an que Samantha avait intégré cette maison assistée. Elle était toujours dans le coma et baignait dans le coin de ma tête ses souvenirs. Paul tentait pourtant une approche. Il était grand, fort et un visage à faire tomber toutes les filles sur son passage. Il était bien plus âgé que moi et surtout il était un homme. J'étais encore un peu perdu dans ma sexualité. J'avais cet âge où l'on se pose des centaines de questions et cela même si les filles occupaient toujours mes fantasmes. « Je suis certain que tes lèvres sont toutes aussi délicieuses. » Je ne voulais pas que cela recommence. Je faisais alors ce que je savais faire de mieux: mon pitre. Je plongeai mes doigts dans ma glace crémeuse et je lui étalai sur ses joues avant de m'enfuir en courant. « Tu rêves. Je ne parle pas aux gueules de singe. »

« Il faut que tu ailles voir Monsieur Asunder, Luke. » J'en laissais tomber mes livres dans le grand couloir que j'arpentais avec exaltation. Mes lèvres se plissèrent et une perle de sueur commença à se dessiner en haut de mon front. « Pourquoi, je dois aller le voir, il m'a demandé ? » Mon ami resta perplexe, la bouche en cœur, le sourcil arqué et le regard interrogateur. « Oui, c'est tout le principe de vouloir voir quelqu'un... » Je ramassais avec fébrilité mes livres pour à nouveau les laisser tomber. « Mais, pourquoi ? Il semblait inquiet ? En colère ? C'était quoi l'expression sur son visage ? » Des rires s’échappèrent de la foule bruyante d'étudiants autour de moi. Moi, je ne me sentais soudainement pas bien. J'avais la tête lourde. J'arrivais déjà à peine à regarder dans les yeux mon professeur de psychologie...alors me retrouver avec lui seul à seul. J'étais amoureux et cela n'était pas uniquement visible sur les traits contractés de mon visage. J'avais comme une gamine écrit son prénom sur mes cahiers. Je pensais à lui. Je rêvais de lui. Mes hormones n'étaient pas en reste, car je fantasmais aussi sur ce que mes plus bas instincts auraient pu lui réserver dans une chaude journée de cours comme celle-ci ; me glisser jusqu'à lui et... « Ok ! Je vais y aller ! Je peux le faire ! » Je venais de le hurler et je ne m'en rendais même pas compte. Une de mes camarades dodelina de la tête comme complètement désespérée par mon attitude.

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